Les 179 pensées et citations d'Henri-Frédéric Amiel :
Parfois je m'étonne de moi-même, et je m'étonne de m'étonner.
Suis-je un vieillard débarrassé de la passion par les années, ou une âme philosophique qui tend à secouer par elle-même cet esclavage ? Il est probable que l'âge, l'esprit critique, et la satisfaction aidant, je suis arrivé dans la région des calmes. Gare aux ouragans qui peuvent la traverser encore !
Je sens que ma vie s'en va comme l'eau, que ma destinée s'épuise rapidement et que je n'ai rien fait de bon et que l'irréparable m'envahit comme la marée montante. Diminué, affaibli, déchu, je n'ai pas même goût à exploiter mes restes. Je ronge mon frein avec grâce et pour ne plus être dépecé malgré moi, j'abandonne toute prétention en bloc.
Bien souvent on croit être véridique et on a tout transformé, les uns en bien, les autres en mal.
Chacun poursuit le bonheur et le bonheur esquive la poursuite de chacun.
Le vulgaire c'est la majorité du public. Seulement le public est chatouilleux dans son orgueil comme le peuple roi ; il faut incliner les faisceaux consulaires devant sa prétendue majesté.
J'ai besoin de fréquenter davantage mes compagnons d'âge. Je sens que je m'isole, j'ai peu de points de contact. Pour l'éloquence ou pour l'influence, il faut maintenir ouverts les pores magnétiques de communication avec vos semblables.
J'ai trop aimé et fréquenté les femmes, mais il n'est jamais trop tard pour être sage.
Ma mémoire est un crible qui ne retient plus que les gros cailloux.
Le temps perdu pour le bonheur et le devoir, ni le ciel ni la terre ne me sauront le moindre gré et ne me rendront la moindre parcelle. En un mot, ces retards sont une pure sottise, s'ils ne sont pas une indispensable nécessité. — Mais que faire quand on redoute l'irréparable, et qu'on a horreur des regrets ? Ecouter les appels extérieurs, les suggestions amicales, les avertissements affectueux, et ne pas s'endurcir quand on entend la voix de la bienveillance pure et l'unanimité du bon sens.
Heureux mortel qui vit dans un milieu merveilleusement adapté à ses goûts et à ses préférences !
J'ai été aimé, sans l'avoir su ni voulu, et plus d'une fois. J'ai donc fait souffrir et beaucoup. Mais ai-je trompé, ai-je torturé sciemment ? En conscience, non. J'ai été aveugle, stupide, incrédule, en fait de passions ; je n'ai jamais deviné à l'avance et j'ai à peine pu croire, à l'épreuve, que je fusse dangereux, qu'on pût s'attacher à moi d'une façon énergique, quand je n'étais qu'aimable, amical et bienveillant, sans préférence ni trouble. J'ai fait du mal, comme un hérisson pique, sans m'en douter.
Le destin fait l'homme, mais l'homme fait aussi son destin.
Les grimauds venimeux qui abritent leur insignifiance derrière le paravent d'un journal prennent pour de la compétence leur fatuité ou leur animosité. En théorie, la presse est un sacerdoce ; en pratique elle est souvent un chantage, une vendetta, une perfidie, en un mot une chose ignoble et qui s'abuse sur ses droits comme sur sa valeur.
Quand je n'aime plus du tout, je n'aime bientôt plus rien. D'un grain noir dans mon ciel je tire involontairement une tempête ; d'un atome de fiel j'empoisonne toute ma vie intérieure ; d'une semence invisible je fais germer toute une moisson de plantes vénéneuses.
Je vis l'ombre d'un esprit qui traçait l'ombre d'un système avec l'ombre de l'ombre même.
Gare aux commencements ! ils décident de tout le reste.
Les droits d'autrui sont aussi sacrés que les droits personnels.
On apprend quelque chose avec ceux qui savent.
L'impatience de la chèvre dans un esprit de tortue, cela se voit assez fréquemment.
À esprit borné, cœur plus large, à esprit plus large, cœur plus borné.
La vie c'est souffrir puis mourir, on n'a pas le temps de vivre.
S'il est deux choses qui abondent en ce monde, c'est l'égoïsme et la paresse.
Les femmes ont un instinct céleste pour le malheur.
Avoir de la vitalité, c'est avoir frais sous la canicule et chaud sous le Sagittaire, c'est porter sa saison avec soi, et braver celle du dehors. La santé est l'indépendance du climat et du dehors. La santé de l'âme est la vraie liberté, c'est-à-dire l'équilibre dans la joie.
Un travail à échéance lointaine est absurde. On ne vit plus qu'au jour le jour.
Mieux vaut la qualité que la quantité.
La pédanterie, c'est de châtier le prochain au lieu de soi-même, et d'entrer dans le monde avec une férule au lieu de la laisser au vestiaire.
Une bonne épouse est une bénédiction de Dieu.
Il faut être le remorqueur de sa vie, et non la remorque.
La malveillance et l'ineptie marchent volontiers ensemble.
Le rire est un palliatif, un émulsif ; la gaieté est un bon génie, qui entretient la santé du cœur.
L'amour, c'est la mort du moi pour la naissance du nous.
J'aime mieux ma propre considération que quelques milliers de francs ; il ne me semble pas que cette bagatelle puisse être interdite, car elle ne fait tort qu'à moi-même.
Quand le ménage ne donne aucun bonheur, l'homme est très exposé à bifurquer.
Je suis bien toujours le même, l'être errant sans nécessité, l'exilé volontaire, l'éternel voyageur, l'homme sans repos, qui, chassé par une voix intérieure, ne construit, n'achète et ne laboure nulle part, mais passe, regarde, campe et s'en va.
La haine a beau être un meurtre ; le haineux n'y veut voir qu'une hygiène. C'est pour se faire du bien qu'il fait du mal, comme un chien enragé mord pour s'ôter la soif.
J'ai la passion du suicide sans en avoir le courage. Je m'enferme avec le démon de l'hypocondrie et je m'amuse à le voir sucer mes moelles.
Qui n'espère point est à l'état chronique de démoralisation.
Le manque d'amour me rend stérile, le bonheur me rendrait fécond.
Mieux vaut échouer par le concours que d'être nommé par faveur.
La bêtise cherche la bêtise, comme l'oxygène cherche le plomb.
Aimer, se faire aimer, voilà le but qu'il ne faudrait jamais oublier.
L'esprit égalitaire est le contraire du goût ; il ne perçoit pas les nuances et n'admet pas la diversité des rangs intellectuels. Il rend niais en fait d'art.
Le mariage doit être une éducation mutuelle et infinie.
Un coin de ciel bleu reparaît à l'Orient, c'est comme un rideau de théâtre qui remonte.
L'inertie, volontaire ou non, est le crépuscule funéraire de l'individu, et la société est pleine de malheureux qui se sont ensevelis eux-mêmes tout vivants sous la chape de plomb de l'homicide oisiveté.
Qui aime bien égratigne sans scrupule.
Ne prends au sérieux que les gens sérieux et les choses sérieuses.
Rien de grand sans un grand amour, mais pas de grand amour sans calvaire.