Je vois une absence de signification en toute chose ; je vois cela et je m'aime, car être une chose c'est ne rien signifier. Être une chose, c'est ne pas être susceptible d'interprétation.
Les vrais mystères sont ceux de l'espoir.
Je suis entouré d'amis qui ne sont pas mes amis, et de connaissances qui ne me connaissent pas. J'ai froid à l'âme ; je ne sais comment m'emmitoufler. Pour le froid de l'âme il n'y a ni cape ni manteau.
Je frémis en constatant combien il me reste peu de chose de ce qui a été ma vie passée. Moi, l'homme qui soutient que le jour qui passe n'est qu'un songe, je suis moins encore qu'une chose de ce jour éphémère.
Toute ma vie je me suis senti inadapté, même aux choses les plus élevées, tandis que je m'adaptais à toutes les autres, même les plus basses. Je me suis ainsi créé une double personnalité, dont les deux branches sont également fausses.
La vie humaine est trop triste et trop sérieuse pour qu'on en rie.
La destinée sentimentale d'un érudit passant sa vie à lire et relire, dans le silence de son cabinet, m'a toujours paru ce qui pouvait le mieux convenir à des nerfs malades tels que les miens. L'éloignement de tout, et l'abdication solennelle – tel un roi abdiquant son trône – de tout ce qui est la vie !
Plus nous approfondissons, au cours de notre vie, notre propre sensibilité, plus ironiquement nous venons à nous connaître. À vingt ans, je croyais en mon destin funeste ; aujourd'hui je connais mon destin banal.
Sois aimable par simple amabilité, sans plus ; ne te livre pas, ne discute pas sans frein de problèmes liés à la vie intime de l'esprit.
La vie, la vie tout entière, c'est une éternelle rumeur, et la mort, la mort tout entière, son éternel démenti. Espoir, amour, illusion, foi anxieuse dans l'avenir, confiance tremblante dans le présent, tout cela cesse dans son objet et en soi-même. Passer, c'est se démentir.
Je suis perpétuellement consumé par un profond, un inextinguible amour de l'humanité, un profond désir de faire le bien, de défendre les faibles, de réaliser des choses prodigieuses.
Le plus grand amour n'est pas celui qu'expriment des mots tendres et purs. Ni celui que dit le regard, ou que transmet une main effleurant légèrement une autre main. C'est, lorsque deux êtres se trouvent ensemble sans se regarder ni se toucher, celui qui les enveloppe comme un nuage.
L'amour unifie, et rend chaque homme à lui-même ; l'homme n'est vraiment soi que lorsque, par la force de l'amour, il devient plus grand que lui-même, extérieur à lui-même.
L'homme de génie est un simple dépositaire de son génie. Tout son effort doit tendre à l'utiliser, et se préparer à le faire. S'il ne le fait pas, ce sont des comptes fort graves qu'il devra rendre – à Dieu peut-être, je ne sais, mais en tout cas à son être futur.
Avoir un caractère fixe, des habitudes précises, des opinions constantes, c'est s'appartenir à soi-même. Nous devons toujours changer d'opinion, de caractère et de projets, sans que jamais cette opinion coïncide avec celles d'autrui.
Le grand défaut du travail et de l'effort est qu'ils peuvent devenir une habitude... L'inaction pâtit du même défaut. Elle tend à devenir, elle aussi, une habitude. N'avoir ni habitudes, ni opinions, ni personnalité fixe, c'est le contraire absolu de l'homme supérieur.
Pour l'homme supérieur, les autres n'existent pas. Il est l'autre de lui-même. S'il veut imiter quelqu'un, c'est lui-même qu'il cherchera à imiter. S'il veut contredire quelqu'un, c'est lui-même qu'il tentera de contredire. Il cherche à se blesser lui-même, dans ce qu'il a de plus intime.
Faire quelque chose à l'inverse de ce que fait tout le monde est presque aussi mauvais que le faire parce que tout le monde le fait. C'est manifester un égal souci des autres, un semblable recours à l'opinion des autres – caractéristique indubitable de l'infériorité absolue.
Que sommes-nous pour nous-mêmes ? Des songes qui passent dans la brume, des lieux chargés d'angoisse ! Ce que nous faisons, nous ne le voulons pas ; cela est voulu en nous par quelqu'un d'étranger à nous-mêmes.
La vie, dans son essence, est bien monotone. Le bonheur consiste donc à s'adapter, dans une mesure raisonnable, à la monotonie de la vie. Devenir monotone, c'est devenir semblable à la vie ; c'est, en somme, vivre pleinement. Et vivre pleinement, c'est vivre heureux.
L'essence du progrès, c'est la décadence ; progresser, c'est mourir parce que vivre, c'est mourir.
Les esprits analytiques ne voient pratiquement que les défauts : plus la lentille est forte, plus imparfait nous apparaît l'objet observé. Le détail est toujours fâcheux.
La science consiste à vouloir adapter un rêve plus petit à un rêve plus grand.
L'amour est un échantillon mortel de l'immortalité.
L'esclavage peut être naturel, comme chez les peuples anciens, dont la conception du monde était simple et naturelle, ou artificiel, comme dans le monde moderne, où l'esclavage économique a remplacé l'esclavage social, et où l'homme est contraint de travailler non parce qu'il est fait prisonnier à cet effet, mais parce qu'il mourrait de faim s'il ne le faisait pas. Tout secours aux chômeurs, en tant que mouvement humanitaire, est, à l'instar de tant d'autres mouvements humanitaires, un crime social, parce qu'il représente une violation de la loi essentielle de la réduction à l'esclavage de ce qui est apte au travail.
Le pire chez les femmes, c'est le manque de courage. Pensez-vous qu'une femme sérieuse porte une jupe courte pour être à la mode – dans le secret de son âme ? Elle le fait pour attirer les hommes – ce qu'elle n'ose pas, c'est les laisser s'approcher. Y a-t-il une femme qui se coucherait pour être juste palpée des yeux ?
Le travail est le père de tous les vices. Seule l'oisiveté est pure. On dit que l'oisif vole, trompe, filoute. Mais il ne peut pas agir ainsi, car ce sont là des actions, et agir c'est ne pas être oisif.
L'homme qui vole ou trompe n'est qu'un impatient, il veut obtenir les choses rapidement.
Toute tentative sincère consistant à unir plaisir et solitude me paraît relever du domaine de l'aliénation mentale.
La différence entre un homme normal et un criminel est une différence de rythme vital.
Quand je vois le beau, j'aimerais être deux.
On s'habitue et c'est plus par routine qu'on aime que pour autre chose. Qu'est-ce que ça pourrait être d'autre ? Ensuite on s'attache, mais on s'attache autrement, et ce sont nos grands enfants qu'on épouse.
Si l'humanité suivait les règles chrétiennes elle disparaîtrait, parce que, si le mépris des biens et des choses de ce monde annihile la vie sociale, la chasteté annihile la perpétuation de l'espèce humaine elle-même.
Pour chaque philosophe, Dieu est de son avis.
Définir la beauté, c'est ne pas la comprendre.
Rien ne pèse autant que l'affection d'autrui.
Le seul mystère, c'est qu'il y ait des gens pour penser au mystère.
Dieu est la meilleure plaisanterie de Dieu lui-même.
La justice est à la bonté ce qu'est la chasteté à la timidité sexuelle.
Quel grand repos de n'avoir même pas de quoi avoir à se reposer !
Aimer, c'est l'innocence éternelle, et l'unique innocence est de ne pas penser.
Le monde est à qui naît pour le conquérir, et non pour qui rêve.
Le zéro est la plus vaste des métaphores. L'infini, la plus vaste des analogies. L'existence, le plus vaste des symboles.
J'ai toujours trouvé que le plus grand mérite consistait à obtenir ce qui est hors d'atteinte, à vivre là où l'on est pas, à être plus vivant une fois mort que de son vivant – à obtenir, enfin, quelque chose d'impossible, d'absurde, et à surmonter, comme autant d'obstacles, jusqu'à la réalité du monde.
J'appartiens à une génération encore à venir et dont l'âme ne connaît déjà plus, véritablement, la sincérité et les sentiments de la vie en société.
Quand les hommes auront compris que la liberté est le bien suprême, et que c'est seulement dans la liberté que nous pouvons être tous égaux et nous aimer comme des frères, parce que nous le serons effectivement, alors l'idéal anarchiste aura atteint le stade religieux.
Les idées sont quelque chose de merveilleux en elles-mêmes et dans leurs associations. En un instant nous avons traversé le monde entier, et avons placé un infini entre deux pensées.
Les grands hommes véritables sont ceux qui ont aimé l'Humanité sans la toucher, de haut, des régions où l'on peut aimer sans appartenir à quiconque, parce que nous ne nous aimons qu'en nous trompant nous-mêmes.