1 — Qui était Céleste-Vitaline Benoît, dite Berthe Vadier ?

Entre chien et loup, cette heure charmante qui n'est pas le jour et n'est pas la nuit, dans l'air embaumé d'œillet et de menthe, mainte aile s'éveille et s'ouvre sans bruit. Entre chien et loup, ainsi les pensées, papillons craintifs qui dorment le jour, de rose et de gris ailes nuancées, dans l'esprit songeur passent tour à tour.
Il n'est rien de plus doux que de rencontrer un bon cœur où reposer son infortune.
Il n'y a que les nobles âmes qui puissent ressentir certaines tristesses et verser certaines larmes.
Les larmes de la jeunesse ne sont pas tristes, c'est la pluie d'avril qui tombe sur les fleurs, et où brillent toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.
Les larmes les plus cuisantes sont celles dont on n'oserait avouer la source.
On peut être bon sans être heureux, mais on ne peut être heureux sans être bon.
Entre l'heure du désir et celle du regret il y aurait une minute pour jouir, mais la déception s'en empare.
Pareils aux poissons qui ne peuvent vivre hors de l'eau, certaines gens ne sauraient vivre hors des larmes.
De même qu'il y a des perles fausses, il y a aussi de fausses larmes.
La richesse donne des diamants à quelques femmes ; à toutes la nature a donné des larmes.
Les douleurs que nous causent nos vertus et celles que nous causent nos vices se ressemblent en ce qu'elles ne sauraient être consolées. Les premières ne veulent pas l'être, les autres ne le peuvent pas.
Il n'y a pas de douleur plus profonde que celle qui est doublée d'un remords.
Ce qui produit la familiarité ce ne sont pas les douleurs partagées, c'est la gaieté en commun. On peut pleurer avec tout le monde, on ne doit rire qu'avec ses égaux.
Coulez, coulez, larmes d'amour ! Si vous vous tarissiez un jour, malheur à nous ! Si beau pour le regard humide, le monde à notre œil sec paraîtrait morne et vide. Coulez, coulez, larmes d'amour ! Les yeux mouillés de larmes se lèvent toujours vers le ciel.
Il y a des tristesses qui sont comme l'engourdissement causé par la neige, douces et quasi voluptueuses, en sorte qu'on ne fait aucun effort pour s'en délivrer, au contraire on baisse la tête, on courbe les épaules pour en être plus tôt couvert, parce qu'on est bien déjà et qu'on sera mieux.
Il est bon d'être stoïque, mais il est imprudent de le paraître : il ne faut jamais défier le malheur.
C'est quand nous avons mérité notre malheur que nous le supportons le plus impatiemment.
Il y a de tristes bonheurs et d'heureuses infortunes.
À quoi bon s'écarquiller les yeux pour découvrir à l'horizon le point noir qui nous menace ? Le malheur est un lâche et frappe par derrière.
Les regrets sont des feux de Bengale qui revêtent les biens perdus des plus éblouissantes couleurs.
La réalisation de nos plus chères espérances est toujours accompagnée d'un certain désappointement. Nous sommes pareils à l'enfant qui, voyant rayonner la lumière sur les facettes d'un prisme, tend la main pour avoir le brillant jouet. On le lui donne ; mais voici la nuit venue : au lieu de l'écrin du ciel il n'a sous les yeux qu'un morceau de verre, et il pleure.
Nous pleurons pour avoir, puis nous pleurons d'avoir, et enfin nous pleurons de ne plus avoir.
Le moyen de réussir dans toutes ses entreprises serait de ne vouloir qu'avec Dieu.
Il est dans la vie des circonstances où tout paraît facile. Nous voulons, les autres veulent ; il y a bien un obstacle peut-être, mais si léger... un grain de sable, un fil de la Vierge. Soudain cela devient pic inaccessible, câble qui garrotte nos espérances nous voilà impuissants. D'autres fois tout nous est contraire, tout dort, et les vents et la mer. Notre vaisseau est arrêté. La raison nous dit que nous ne partirons pas, elle nous le persuade ; pourtant si, contre toute espérance... En effet, une brise s'éveille, la vague s'émeut, le navire reprend sa route, il vogue... et nous sommes arrivés.
Quand les obstacles sont transparents nous avons beau les sentir, comme nous ne les voyons pas nous n'en tenons aucun compte, et, aussi stupides que les mouches, nous revenons sans cesse nous y buter.
La croyance au mauvais œil est née de ce besoin d'avoir toujours raison. On a fait une sottise, une maladresse, ce n'est pas qu'on ait été sot ou maladroit, c'est qu'on a rencontré un jettatore (un jeteur de sort). J'ai connu un homme qui s'obstinait à souffler sur une bûche de pierre et qui déclarait que son marchand lui avait fourni du bois incombustible. Que de fois nous dépensons notre souffle sur une bûche de pierre, et nous nous en prenons aux autres de ce que nous n'obtenons ni flamme ni chaleur !
En nous acharnant à des entreprises impossibles, ou en entreprenant gauchement celles qui sont réalisables, nous sommes les propres artisans de nos insuccès ; mais nous nous en prenons à Voltaire et à Rousseau, nous nous en prendrions aux habitants de la lune, plutôt que de convenir que la faute en est à nous.
Vaut-il mieux ne rien faire que de risquer des sottises ? Vaut-il mieux risquer des sottises que de ne rien faire ? Question ! Je connais quelqu'un pour qui la vie fut une longue partie d'échecs. Il ne perdit pas, mais il ne gagna point. Est-ce de l'habileté ? Pour que la vie nous traite en amis, il faut lui montrer quelque confiance. Elle ne donne rien à qui ne lui demande rien. La fortune favorise les audacieux et reste fidèle aux prudents. L'habileté consiste donc à réunir la prudence et l'audace.
Certaines gens confondent la prudence avec la sagesse et la méfiance avec la prudence, et se croient parfaitement prudents et sages parce qu'ils se méfient de tout et de tous. « Dans le doute, abstiens- toi. » Cette parole est devenue un oreiller de paresse où beaucoup de gens reposent leur tête.
La sagesse n'est pas la fleur de la vie, elle en est le fruit. Il faut être enfant et plein d'inexpérience, il faut être jeune et plein d'illusions, peut-être même faut-il être un peu fou à son heure pour être véritablement sage, le moment venu, La sagesse n'est pas nécessairement austère : Toutes choses, même les plus graves, peuvent s'écrire sur des feuilles de rose.
L'Orient, berceau des races humaines, berceau de la poésie, devait l'être aussi de la sagesse. La sagesse est comme le vêtement, elle doit être ajustée à la taille de chacun. Nous ne sommes jamais à notre aise dans la sagesse d'autrui. Quelle sagesse que celle qui gêne aux entournures ! C'est bien facile d'être sage quand on veut, et nous le voulons, et nous allons l'être. Nous disons cela continuellement. Hélas ! si l'on nous demandait comment va la sagesse, que de fois nous devrions répondre : Tout va de travers !
On réussit à affranchir son esprit, mais son cœur jamais.
De même que trop souvent nous nous fabriquons une vérité avec mille débris d'erreurs, nous nous forgeons une liberté de mille éléments d'esclavage. Au fond, l'esprit de contradiction n'est peut-être qu'un moyen de protéger notre liberté.
Il faut en prendre notre parti : tant que nous serons sur la terre nous n'entreverrons la vérité qu'à travers nos erreurs. Les erreurs qui ne sont pas trop grossières nous rendent le service des verres fumés qui nous permettent de regarder le soleil. Elles ne nous empêchent pas de voir la vérité, elles empêchent seulement que nous ne soyons éblouis par son éclat.
Vérité ! vérité ! erreur ! erreur ! ces deux mots que nous crions sans cesse, et qui sont le contraire l'un de l'autre, c'est aux mêmes choses cependant que nous les appliquons. Notre erreur à nous, nous la nommons vérité ; et erreur la vérité des autres. La vérité, pour chacun de nous, n'est trop souvent qu'une erreur habillée à notre fantaisie.
Personne ne peut plus supporter de voir nue la vérité. On est à la fois trop décent et trop charitable ; et c'est à qui lui mettra un manteau, une pelisse, un voile, un masque. On a l'air de craindre qu'elle ne s'enrhume, mais on ne craint pas de l'étouffer.
Tous nous partons pour aller à la conquête de la vérité ; mais les erreurs, comme les sirènes, chantent tout le long de la route et nous amusent si bien que nous en oublions le but du voyage.
Le papillon de nuit vole à la flamme. Même quand nous vivons dans les ténèbres nous sommes épris de la lumière.
Dieu donne parfois la poltronnerie aux méchants, pour qu'elle soit le correctif de leur méchanceté.
La réflexion suit la colère, mais elle va lentement et l'autre court, en sorte qu'elle la rejoint toujours trop tard pour l'empêcher de faire des sottises.
Justice n'a pas de pluriel. On rend la justice et on commet des injustices. Rien de plus logique, car il n'y a qu'une seule manière d'être juste et une infinité d'être injuste.
La reconnaissance est comme ces vêtements qu'on trouve trop légers en hiver, trop lourds en été, et qu'on ne porte en aucune saison.
Nous sommes comme ces fleuves limoneux qui roulent des paillettes d'or. En faveur de l'or Dieu fait grâce au limon.
Ce qui se chante sur le théâtre de notre âme nous rend quelquefois fiers et contents de nous-mêmes. Le serions-nous encore si nous écoutions ce qui se chuchote dans les coulisses ? Hélas ! qui oserait se croire vertueux s'il avait le courage d'envisager sa vraie pensée ? Cette mystérieuse Isis est enveloppée de tant de voiles qu'on ne les lève jamais tous, et qu'il en reste toujours au moins un dont la main s'écarte, dont l'œil se détourne, redoutant d'en pénétrer involontairement la transparence. Nous tenons tellement à la bonne opinion de notre conscience que perpétuellement nous lui jetons de la poudre aux yeux.
Une personne écrit une lettre douloureuse, et, sincèrement affligée, elle pleure en l'écrivant. Son premier mouvement est de détourner la tête et de secouer ses larmes pour qu'elles ne tombent point sur le papier. Puis, la réflexion lui disant que ces pleurs, très sincères, ajouteraient à l'éloquence de sa lettre, elle reprend à ses yeux ce qu'il en reste, et, avec le bout de son doigt, les dispose çà et là sur le papier, comme une marquise d'autrefois disposait ses mouches. La douleur est sincère, la lettre aussi, les larmes aussi, et pourtant ! Que de fois, pareils à cette personne, au lieu de laisser tout bonnement tomber nos larmes où elles veulent, nous les faisons couler là où elles produisent le plus d'effet !
On l'a dit, il est presque impossible à l'homme d'être absolument sincère, mais il lui est tout aussi impossible d'être absolument faux. Oui, toujours, ou quasi toujours, il y a quelque fausseté dans notre sincérité, quelque sincérité dans notre fausseté ; à dose homéopathique, soit, mais il y en a.
Frappez et l'on vous ouvrira, dit-on. Encore ne faut-il point frapper à la porte des sourds !
Les recommandations sont comme les passeports, les malhonnêtes gens savent toujours s'en procurer.
Voulez-vous connaître un homme, eût-il écrit cent fois ses confidences, ce n'est pas à lui qu'il faut vous adresser ; allez voir ses amis et ses ennemis, mais ne prenez que la moitié de ce qu'ils vous diront. Oui, interrogez l'amour et la haine : l'un vous donnera les lumières, l'autre les ombres ; réunissez-les, et vous aurez un bon portrait. Quant à l'indifférence, ne lui demandez rien. Pour arriver à un résultat quelconque, même à la conquête de la vérité, il faut un peu de passion.
Les auteurs de confidences et de confessions ont fait surtout les confessions et les confidences des autres, et ne nous ont livré de leurs propres secrets que ce qu'il leur convenait. Cependant le lecteur abusé se rengorge à la pensée qu'on lui a tout dit, et qu'il a vu un cœur d'homme à nu. Vous regardez par le trou d'une serrure pour surprendre quelqu'un en déshabillé, et vous dites : « Nous l'avons vu tel qu'il est. » Êtes-vous donc sûrs que votre indiscrétion n'a pas fait quelque bruit ? Que votre victime avertie n'a pas mis son bonnet de nuit plus coquettement qu'à l'ordinaire et gardé son faux toupet ? Quand on vous invite à regarder par la serrure de l'âme, soyez bien assurés qu'on ne déshabille cette âme qu'avec précaution, et qu'on s'arrange pour vous offrir un spectacle intéressant, noble ou grotesque, mais préparé, prémédité, mais voulu toujours. Il semble que Rousseau fasse exception et n'ait été que trop sincère. Il se piquait de beaucoup de choses, en particulier de dire la vérité, mais c'est à savoir s'il l'a dite, si, même quand il s'accusait, il a été vrai ; s'il n'a pas fait comme nos bébés lorsqu'ils relèvent leur petite robe pour se cacher le visage.
L'homme qui s'étudie ressemble à celui qui le soir porte une lanterne : ce n'est pas sur lui, c'est autour de lui qu'il en dirige les rayons.
Connais-toi toi-même, dit-on. Pour cela il faut s'étudier, et on s'étudie précisément pour se dispenser de se connaître.
C'est Jésus qui a le mieux connu les hommes, parce qu'il était homme et Dieu ; c'est lui le plus indulgent des moralistes, parce que c'est du ciel qu'il regarde la terre.
L'âme humaine, cette mer étrange, ne sera jamais sondée que près de ses rivages. Ses grandes profondeurs resteront toujours inconnues.
Quelques moralistes n'ont visité que les régions tempérées du cœur humain ; d'autres n'ont été qu'aux pôles, d'autres à l'équateur. C'est pourquoi ils en disent des choses si différentes, toutes également vraies.
Le mérite n'est pas toujours uni à la modestie, mais la modestie est toujours unie au mérite.
L'enfant monte sur la table et dit : « Je suis grand. » Combien de gens qui toute leur vie montent sur la table ! Il est aisé de dominer la foule quand on se guinde sur des échasses ; mais il y a quelque risque de tomber sur le nez.
Tout ce qui brille n'est pas or, et tout ce qui est or ne brille pas.
Il y a des cœurs modestes et des âmes humbles comme il y a des violettes et des belles-de-nuit.
La meilleure preuve que nous sommes vains, c'est que nous ne nous laissons pas d'entendre parler de la vanité. Son histoire nous paraît si charmante qu'on est toujours sûr de nous intéresser en nous la recommençant.
Un auteur fait un livre où il peint de pied en cap un homme ridicule. On lui fait observer qu'il est imprudent de caricaturer un personnage puissant malgré sa sottise. Allons donc, répond-il, il ne lira pas mon livre, et, si par aventure il y jette les yeux, il n'y reconnaîtra que son voisin !
Quelques louanges ressemblent à ces dragées de plâtre que, dans les carnavals d'Italie, les masques se lancent les uns aux autres ; certaines sont des fleurs qu'on nous jette après y avoir attaché des pierres. La vanité brosse notre habit, met de l'arnica sur nos contusions, et nous affirme que nous avons sujet d'être contents. Nous n'avons pas de peine à la croire !
Les louanges, même lorsque nous savons qu'elles ne sont point sincères, elles nous chatouillent agréablement. Nous ressemblons à cet homme qui aimait la musique sans avoir d'oreille et se pâmait aux sons aigus d'une affreuse flûte. « Mais c'est faux », lui criait-on. « Qu'importe ? répondait-il, c'est toujours un air. » C'est faux ! eh ! que nous importe ! c'est toujours un compliment.
On a beau mépriser les gens, on ne méprise jamais leur approbation. Qu'il brûle dans un vase d'argent ou d'argile, la fumée de l'encens est toujours agréable !
La vanité, c'est grâce à elle que nous prenons plaisir à toutes sortes de suffrages, même à ceux qui devraient nous faire douter de notre mérite.
La vanité, qui nous rend si ridicules, en revanche nous fait bien heureux ; aussi n'est-ce jamais sérieusement que nous parlons de nous défaire d'elle. Elle est comme ces favorites que les rois, cédant au cri public, feignaient de renvoyer, et logeaient plus près d'eux dans un appartement secret ; La vanité n'a jamais plus d'empire sur nous que lorsque nous paraissons l'avoir exilée. Il y aurait à écrire un chapitre très piquant sur la vanité des gens modestes.
Les grands penseurs sont des pêcheurs de perles, nous autres de simples ramasseurs de cailloux, quelquefois de grains de sable, ce qui n'empêche que, lorsque nous avons fait notre petit tas, nous l'estimons à si haut prix que nous ne le troquerions point contre le Mont-Blanc.
Comme le fruit dans la fleur, la pensée est au fond de la rêverie.
Rêver est le plaisir de la jeunesse ; penser est celui de l'âge mûr.