Les 117 pensées et citations de Jean Dutourd :
La trahison ne signifie nullement qu'on n'est plus aimé. Peut-être est-elle le dernier stade de l'amour : elle en clôt le cycle.
Il y a des sottes, bien plus qu'on ne croit, qui gâchent leur jeunesse à se faire des contes de fées et qui passent le reste de leur vie à manger du pain sec.
Le journalisme est une bénédiction parce qu'il faut remettre sa copie à l'heure et qu'il y ait le nombre de feuillets voulu. Si la muse est introuvable, tant pis, on doit marcher. Commencer son papier n'importe comment, continuer à l'aveuglette. Et, à la fin, on s'aperçoit avec ravissement que la muse était là quand même, que tout s'est ordonné chemin faisant, que le seul fait de s'y être mis a déclenché le petit miracle de l'écriture.
Les nabots ont une majesté innée que leur vivacité exalte, et dont les personnes de hauteur normale se vengent en prétendant qu'ils rachètent leur nanisme par de l'arrogance.
C’est grâce aux petits exemples qu'on s'élève aux grandes vérités.
On a tous rencontré ce que les élèves rencontrent lorsqu'ils vont à l'école : la vie véritable, c'est-à-dire des gens avec lesquels on est en compétition. Non pas en compétition pour avoir de bonnes notes, mais en compétition pour vivre.
De nos jours, rien n'est plus dangereux que le travail. Il faut être un fainéant pour jouir des avantages de la société actuelle et vivre à peu près gratis. Si j'avais pour deux sous d'intelligence, ou le sens de mon intérêt, j'arriverais à être malade cinq mois par an, je me ferais mettre au chômage judicieusement ; avec les relations que j'ai, je réussirais bien à me faire attribuer quelque petite pension d'invalidité pour avoir raté une marche en montant mon escalier, pension dont le pourcentage grossirait avec le temps, comme de bien entendu !
Le fort en thème sait tout ce qu'il faut savoir. La vraie culture commence au-delà — ou en deçà. Elle porte sur ce qui est inutile, sur ce qui est, d'une certaine façon, folklorique.
Il faut être amoureux de la vérité au point d'interrompre à jamais des sensations délicieuses pour les consigner.
J'ai toujours eu le sentiment quand j'écris, même des conneries, que Dieu est derrière moi, qu'il lit par-dessus mon épaule. J'écris pour lui d'abord, il est mon premier lecteur.
Dans les légendes le Diable joue toujours cartes sur table. C'est un compagnon singulièrement honnête. Du plus loin que le regard porte, on le voit arriver avec ses gros sabots. Il a le sourire commercial, une plume de coq au chapeau, une belle cape rouge vermillon et une moustache à la Guillaume II. Impossible de se tromper. Impossible de le prendre pour un autre.
Les Parisiens sont odieux avec leur genre de mépriser le reste du monde et singulièrement la province.
Les définitions sont des flacons bien incommodes ! Tantôt l'essence qu'on prétend y isoler en déborde, et tantôt elle n'en occupe que le fond, où elle ne tarde pas à s'éventer.
Certaines personnes jouissent du pouvoir de simplification. C'est le fait d'une grande sagesse ou d'un manque complet d'imagination.
Le travail porte en soi-même sa récompense qui est un surcroît de travail.
Il faut feindre d'être jaloux quand on ne l'est pas, et feindre de ne l'être pas quand on l'est.
La littérature est la richesse suprême. Moi qui n'ai jamais assez d'argent pour m'acheter une cravate, si j'ai envie du château de Versailles, je le décris et cela ne me coûte pas un sou. Quelquefois même, cela me rapporte.
Il n'est pas d'écrivain à ma connaissance qui ne cherche un tant soit peu la nouveauté dans son propos ou dans sa manière. C'est le seul moyen de tirer de l'amusement de l'écriture qui est un métier d'enfer. Le plus épais des feuilletonistes, le plus mécanique des fabricants de vaudevilles n'est jamais à l'abri du désir de se renouveler.
Le jargon, qui consiste à remplacer de vieux mots français devenus artistiques à force d'ancienneté par des pédantismes ou des mots étrangers, est un vandalisme de même nature que de recouvrir de peinture caca d'oie des fresques de Raphaël.
Il faut flanquer des coups à sa phrase jusqu'à ce qu'elle cesse d'être de mauvaise humeur. Qui aime bien châtie bien. Plus on aime sa phrase, plus on doit être impitoyable.
La morale est un produit pour pays pauvres et arriérés. Les élites occidentales ont eu une inspiration, elles ont inventé un objet inutile pour les peuples qui ont tout : le bonheur.
L'Histoire est pleine de ganaches travesties en héros, pleine de héros interchangeables.
Il est heureux que les chiens n'aient pas la parole. Ils demanderaient le droit de vote et, qui sait ? S'ils aboyaient très fort, peut-être le leur accorderait-on.
L'humanité infantile dont a accouché la société scientifique et industrielle après la dernière guerre est une chose inédite dans l'histoire de la terre.
Les Français ne deviennent un peuple si méchant (et un si méchant peuple) que parce qu'il y a de moins en moins de travailleurs manuels. Tout le monde est rond-de-cuir. Et le rond-de-cuir est un animal immonde, un atroce petit-bourgeois au sens du XIXe siècle. Quelle tristesse, tous ces honnêtes ouvriers, ces artisans intelligents et heureux qui deviennent de méchantes gens parce qu'ils ne se servent plus de leurs mains !
Les condamnations sans appel sont toujours prononcées au milieu des éclats de rire de l'assistance.
Une des caractéristiques des pharisiens, c'est précisément d'accuser les autres de pharisaïsme.
Les proverbes sont excellents, mais la plupart du temps les mots qui les composent semblent en désordre comme si la tradition orale qui les rapporte avait vacillé. Voici quelques proverbes nouveaux, faits avec les anciens, et qui me semblent aussi vrais qu'eux : le génie n'est qu'une longue impatience ; la pauvreté ne fait pas le bonheur ; la bêtise est la mère de tous les vices ; tout péché n'est pas bon à dire ; qui paie ses dettes n'amasse pas mousse ; mieux vaut faire pitié qu'envie, etc.
J'appelle un chat un chat et Rolet un fripon », disait Boileau. Un alexandrin comme celui-là, aujourd'hui, lui vaudrait un procès en diffamation. De la part des chats.
Quand les tigres sont dehors, c'est encore dans la cage qu'on est le plus en sûreté.