Pouvez-vous donc ainsi douce mer, beaux rivages,
Briller et parfumer ; et toi soleil joyeux,
Peux-tu si bien sourire à l'azur sans nuages,
Quand j'ai le cœur en deuil, et des pleurs dans les yeux.
Oiseaux ne pouvez-vous, taisant vos gais ramages,
Laisser pour un moment le bois silencieux,
Et toi brise qui vas chuchotant aux feuillages,
Peux-tu jouer ainsi sur mon front soucieux !
Quand la bise et l'autan amenaient l'hiver sombre
Qui, soleil, rive et flots vous voilaient de tant d'ombre,
Quand muets et pour eux, oiseaux vous fuyez tous :
Vous qui jetez de chants à ma mélancolie
Ou qui lui souriez ; votre enjouement oublie
Ingrats ! combien mon cœur s'attristait avec vous.
Albert Dabadie (1832-1866)
Une amère souffrance.
Recueil : Les poésies nouvelles (1852)
Non, quand bien même une amère souffrance
Dans ce cœur mort pourrait se ranimer ;
Non, quand bien même une fleur d'espérance
Sur mon chemin pourrait encor germer ;
Quand la pudeur, la grâmece et l'innocence
Viendraient en toi me plaindre et me charmer,
Non, chère enfant, si belle d'ignorance,
Je ne saurais, je n'oserais t'aimer.
Un jour pourtant il faudra qu'il te vienne,
L'instant suprême où l'univers n'est rien.
De mon respect alors qu'il te souvienne !
Tu trouveras, dans la joie ou la peine,
Ma triste main pour soutenir la tienne,
Mon triste cœur pour écouter le tien.
Du ciel le plus limpide et le plus radieux,
Un nuage parfois assombrit l'atmosphère ;
Ainsi quelque pensée inquiète ou sévère,
Voile parfois d'ennuis les fronts les plus joyeux.
Souvent ceux que le plus on envie ou révère,
Ceux-là dont le bonheur luit le plus et le mieux,
S'en vont portant au cœur, sur un brillant calvaire,
Leur couronne d'épine, invisible à nos yeux.
De la peine d'autrui nul ne sait la mesure,
Nul n'en approfondit la plaie et la torture,
Et n'en sait calculer l'amertume et le poids :
Mais tous ont bien leur part, que chacun s'y résigne,
Homme, fils des douleurs, chacun porte sa croix,
C'est de l'humanité l'inévitable signe.
Albert Dabadie (1832-1866)
Les deux rameurs.
Recueil : Jour à jour, les poésies intimes (1880)
La peine et mon cœur se connaissent bien,
Le jour et la nuit ils vivent ensemble.
Quand ma peine dort, mon cœur n'en sait rien ;
Quand elle s'éveille, hélas ! mon cœur tremble.
Ils rament à deux sur le même banc ;
Ils tirent d'ahan à la même chaîne ;
Comme deux forçats rivés par le flanc,
Iront jusqu'au bout mon cœur et ma peine.
Chez les souffrants tu crois que tout est peine,
Tu prends pitié de ce lot rigoureux.
Dieu fait pourtant quelque chose pour eux :
Ne plus souffrir, un peu reprendre haleine,
Est un bonheur ignoré des heureux.
Tout ce que nous avions : santé, gaieté, jeunesse,
Vaillance, espoir, amour, nous délaisse en chemin.
Vivre, c'est se survivre, et qu'on le reconnaisse
Ou non, pauvre à cette heure, on sera nu demain.
La tristesse nous mord, voici la maladie,
Les peines, les dégoûts, l'abandon et le deuil,
L'esprit moins vif, le cœur pesant, l'âme engourdie,
Les horreurs du déclin ... Que fera notre orgueil ?
De nos maux grandissants quel miel se peut extraire
Et quel profit tirer de tous ces jours perdus ?
— Vois un appel de Dieu dans ton destin contraire,
Tes chagrins acceptés vaudront des biens rendus.
Si la force te quitte, acquiers la patience,
Renonce, attends, médite, adore, soumets-toi.
S'arranger de soi-même est toute une science.
Si tu ne peux offrir ton œuvre, offre ta foi.
Et, puisque la douleur partout victorieuse
Est notre lot, apprends l'art de la désarmer.
En la transfigurant par la douceur pieuse
Qui fait d'elle un archange, on arrive à l'aimer.