Il y a une certaine façon de dire les choses qui n'est pas précisément la correction grammaticale, qui n'est pas non plus l'art proprement dit, mais qui tient de l'une et de l'autre. C'est un je ne sais quoi qu'on ne peut ni définir ni enseigner, qui se prend, sans qu'on s'en doute, dans le commerce intime des grands écrivains ; c'est ce qu'on pourrait appeler le bon air de la littérature.
Un esprit aimable est celui qui n'est affirmatif que dans la mesure strictement nécessaire.
Le nombre est presque infini des gens qui passent leur vie entière à échanger avec leurs proches, leurs amis et leurs connaissances, des propositions incontestables, telles que celles-ci : Il fait beau ; il pleut ; les enfants sont tapageurs ; il est malsain de s'exposer à l'air humide, etc. Ces personnes semblent même trouver dans ce commerce de paroles insipides une satisfaction véritable. Ô banalité ! déesse clémente aux esprits stériles, à quel culte n'aurais-tu pas droit si l'ingratitude des hommes n'égalait leur indigence !
Combien l'on retrancherait de paroles de la circulation intellectuelle, si l'on n'en disait que de nécessaires, d'utiles, ou seulement d'agréables ! La plupart des propos ne sont que oiseux. La dignité de l'esprit en souffre. Mais qui d'entre nous songe que l'esprit a sa dignité comme le caractère ?
Il est fatigant de vivre avec les petits esprits. Comme ils sont incapables d'embrasser l'ensemble des choses, ils ne sauraient donner à aucune sa proportion exacte. Ils chargent les plus minces événements d'un tel amas de commentaires, de considérations, de doléances et de conjectures, qu'on demeure empêché, haletant, et comme étouffé avec eux sous ce lourd bagage de ratiocinations superflues.
Deux grandes catégories d'esprits incompatibles : ceux que pressent les nobles curiosités ; ceux qui s'amusent aux curiosités vulgaires. Les uns veulent connaître le système sidéral et les mystères de l'âme ; ils interrogent Newton, Leibnitz ou Spinoza. Les autres se demandent comment il se peut faire que le voisin soutienne de si grosses dépenses ou que la voisine n'ait point encore marié sa fille. Ils questionnent les portiers et les femmes de chambre. La plus aisément satisfaite de ces deux catégories ne me semble pas néanmoins la plus enviable.
L'immense majorité des esprits est parasite. Combien peu d'intelligences tirent leur aliment de la substance même des choses et pompent librement, pour ainsi parler, les sucs primitifs ! Les autres s'attachent où elles peuvent et comme elles peuvent aux racines, aux tiges, aux rameaux, aux feuilles des premières, pour végéter à leurs dépens. Et, chose humiliante pour l'espèce humaine, inconnue aux règnes inférieurs, il se rencontre encore, en quantité assez considérable, des parasites de parasites.
L'observation a constaté l'existence d'un certain nombre d'animalcules qui naissent après le lever du soleil et meurent avant son déclin. Bien des esprits leur sont semblables, et, prenant les idées à leur milieu, ne soupçonnent jamais ni l'origine, ni la fin des choses.
Avez-vous parfois contemplé dans nos serres cette plante étrange, de la famille des euphorbiacées, à laquelle les botanistes donnent le nom d'Euphorbia splendens ? Votre œil ne l'a-t-il pas admirée entre toutes, frappé qu'il était par le contraste de ses rameaux épineux, rugueux et comme desséchés déjà par la mort, avec l'épanouissement vraiment splendide de sa corolle écarlate ? Ne vous êtes-vous pas rappelé certaines œuvres du génie, qui paraissent d'autant plus merveilleuses qu'elles sortent plus tardives d'un esprit plus assombri, et qu'elles fleurissent tout à coup, à l'âge désenchanté où le vulgaire ne connaît plus que stérilité, rudesse, humeur fâcheuse et chagrine ?
Le talent dispose, combine, ordonne ; il est réfléchi, il peut être audacieux, enfreindre avec succès certaines règles; il a un bon ou un mauvais goût ; il est traditionnel ou original, selon une mesure appréciable. Le génie invente ; il est spontané ; il ne sait ce que c'est que bon ou mauvais goût, ni que tradition. Ses inspirations seront le goût des générations qui viendront après lui ; le bon goût sera de lui être semblable. Il ne saurait être audacieux parce qu'il est supérieur aux règles ; il n'en connaît point d'autres que de rester lui-même. On ne lui demande pas plus qu'à Dieu s'il n'aurait pas dû faire autrement son œuvre.
L'homme de génie, c'est celui qui se sent la force et auquel les autres reconnaissent le droit d'être complétement lui-même.
Parler à quelques hommes, échanger par des paroles fortuites qui meurent aussitôt qu'elles ont prononcées l'expression de nos besoins et de nos impressions du moment, c'est une condition commune à tous, une faculté que tous exercent sans plus y songer qu'à respirer ou à se mouvoir. Mais parler à l'humanité dans la langue immortelle de l'art, c'est un privilège suprême réservé à un petit nombre d'êtres qu'on serait tenté de considérer comme appartenant à une création supérieure, intermédiaire entre l'humanité et ces natures d'essence divine dont notre imagination se plaît à peupler les mondes invisibles. Ce privilège si rare est en même temps une magistrature sacrée. Mésuser d'un tel don est un crime. Ô poètes, vous à qui fut donné l'archet d'or, vous dont l'âme, bercée au rythme de la beauté éternelle, a des vibrations magiques qui ravissent l'humanité et l'attirent sur vos traces, n'abusez point pour l'égarer de cette fascination toute puissante. Laissez les fantômes de l'erreur s'agiter dans ces régions moyennes où tout change et s'évanouit ; ne les élevez point dans la sphère immuable du génie ; ne les revêtez pas de gloire.
Pouvoir, en ce monde pervers, être impunément bon, sans réserve et sans mesure, n'est pas donné à tous ; c'est l'heureux privilège des âmes fortes, et c'est pourquoi la force m'a toujours paru si enviable.
Le grand art de consoler les douleurs, c'est s'en distraire avec délicatesse. L'amour y est plus habile que l'amitié. L'âme affligée n'est point en garde contre sa muette éloquence, tandis qu'elle se cabre et regimbe contre les discours, même les plus insinuants, de l'amitié.
Me promenant, par une belle journée d'octobre, dans les jardins de mon enfance, soudain je fus frappé de la beauté merveilleuse d'un grand nombre d'arbres verts que je n'avais point aperçus durant l'été, cachés qu'ils étaient par l'épais feuillage des massifs, alors dans tout l'éclat de la végétation, maintenant dépouillés. Humble et patiente amitié, pensai-je, c'est ainsi qu'on t'oublie aux heures splendides de la jeunesse et de l'amour ; c'est ainsi que tu apparais, douce et consolatrice, vers le soir de la vie, quand la passion est morte et l'existence dénudée.
Souvent deux amants s'éprennent l'un de l'autre pour des qualités qu'ils n'ont pas, et se quittent pour des défauts qu'ils n'ont pas davantage.
Vous me parlez d'amour, mais nous ne saurions nous comprendre. Pour moi, l'amour est un héros qui conquiert, au péril de ses jours, la domination du monde. Pour vous, c'est un pauvre honteux qui mendie à la dérobée sa précaire existence.
En amour, la plupart des hommes ne sont pas exempts d'indélicatesse. L'image de la femme aimée n'est jamais assez isolée sur l'autel pour que d'étranges confusions ne se fassent point dans leur esprit. Lorsqu'ils s'inclinent devant elle, pareils au flot qui vient saluer la rive, ils déposent à ses pieds, malgré eux, le limon de leurs habitudes corrompues, l'écume de leurs souvenirs.
L'amour est aujourd'hui toute l'ambition de la femme. Pour l'homme, au contraire, il n'est, le plus souvent, que le sommeil momentané de l'ambition.
Aussi longtemps que la science n'aura pas précisé l'action de la force magnétique sur l'organisation humaine, on n'aura pas le secret de ce que nous appelons les amours indignes ; on ne comprendra pas, on ne plaindra pas assez ces passions subies plutôt qu'éprouvées, qui nous ravissent tout empire sur notre volonté sans aveugler notre jugement : affreux supplice pour une âme bien née ; maladie devant laquelle les remèdes moraux sont inefficaces, mais que l'on apprendra peut-être un jour à guérir comme on guérit la fièvre et les fluxions de poitrine.
L'avenir réserve encore à l'homme la plus belle des conquêtes morales : l'amour. Quand la femme ne sera plus seulement par manière de dire, mais véritablement et selon l'esprit, la moitié de l'homme, le sentiment de l'amour, qui n'a encore été que volupté plus ou moins raffinée ou passion plus ou moins chimérique, deviendra, dans sa constance et sa plénitude, l'harmonie suprême de la vie humaine.
L'amour, dites-vous, est un sentiment passager. Quelle erreur est la vôtre ! De toutes les passions qui animent le cœur humain il n'en est point à qui une plus longue durée soit nécessaire. Il faut, pour qu'il arrive à cette perfection, qui seule peut remplir l'âme tout entière, qu'il ait traversé mille épreuves : la présence et l'absence, la santé et la maladie, la prospérité et l'infortune, le monde et la solitude, la faute même et le mutuel pardon. Il lui faut enfin la consécration suprême de la fécondité. Une telle passion ne se produit point dans les froides régions où vous végétez. Vous en concluez qu'elle n'existe pas ; moi je conclus seulement que c'est vous qui n'existez pas.
La plus belle entre les orchidées naît et s'épanouit sur l'écorce d'un tronc desséché. Ainsi je te vois, pieuse et charmante, parant de toutes les grâces, de toutes les suavités de ta jeunesse, mon triste hiver dépouillé par les vents.
Pleurer notre jeunesse, c'est le plus souvent regretter une belle femme qui nous a trompés.
Le premier jour de la vieillesse n'est pas celui où une ride plisse notre front, où un cheveu blanc se montre à nos tempes ; c'est celui où l'imagination s'affaisse sous le poids des souvenirs ; où nous disons hier plus volontiers que demain, j'ai fait plus complaisamment que je ferai.
Avoir, ce n'est pas posséder. Pour posséder les choses il faut une certaine vigueur d'âme ; pour les avoir, il suffit d'être riche.
Les faiblesses des grands hommes consolent le vulgaire. Il les signale ; il les compte ; il se donne beau jeu ; il n'a pas peur qu'on lui rende la pareille. Nul ne remarque les faiblesses du vulgaire. Pourquoi ? parce que le vulgaire n'est que faiblesse.
Action, travail ou besogne : c'est la loi imposée à tous, et nul ne s'y soustrait. Bien peu savent agir. Heureux ceux qui travaillent ! Le vulgaire fait la besogne, puis, la tâche achevée, chacun s'endort d'un même sommeil.
Il est des âmes si bien nées que, sans avoir eu peut-être l'occasion de faire de grandes choses, elles vivent naturellement, simplement, et comme par droit de naissance, dans un commerce familier avec la grandeur.
Il n'y a de secrets bien gardés que ceux auxquels la vanité ou l'intérêt font sentinelles.
La sincérité est le garant de nos paroles, et la caution de nos pensées.
Savoir vivre seul est une condition essentielle pour qui veut conserver intactes, en toutes circonstances, la dignité de ses mœurs et la sincérité de son caractère.
Pour paraître beaucoup plus aimable, il m'a suffi parfois de moins aimer.
Dans le monde, on confond la fréquence des relations avec l'intimité des rapports. Vienne un jour de malheur, et la distinction se fait d'elle-même.
Un faux ami, c'est bien souvent une personne qui vous jalouse, trop envieuse de vos multiples succès, qui vous donne des conseils inutiles, ou, qui fait courir, dès que vous avez le dos tourné, les pires calomnies dans un but intentionnellement de vous nuire. Si vous connaissez une telle personne, et si vous en souffrez, mieux vaut rompre cette amitié sans intérêt, et passer à autre chose.
Pour si peu que l'amitié nous blesse, elle connaît si bien nos côtés vulnérables qu'elle nous laisse des plaies profondes. La haine n'a ni cette sûreté de coup d'œil, ni cette dextérité de main, elle frappe fort, mais aux endroits insensibles.
Pour peu que nous ayons quelque mérite, nos ennemis nous servent beaucoup mieux que nos amis. Par la violence de leurs attaques, ils provoquent les retours de l'opinion. Par leur préoccupation inquiète, ils inspirent le désir de mieux nous connaître pour mieux nous critiquer ; enfin, par leurs traits acérés, ils éveillent en nous des forces qui peut-être se sont engourdies au sein d'une amitié trop indulgente. Ils nous excitent à valoir tout ce que nous pouvons valoir pour donner un éclatant démenti à leurs calomnies. S'ils nous ravissent quelques biens extérieurs, ils nous font souvent découvrir en notre âme des trésors ignorés.
Le pire de certaines inimitiés, c'est qu'elles sont si viles, si rampantes, qu'il faut se baisser pour les combattre.
Rendre une éclatante justice aux mérites inférieurs de notre ennemi, c'est une des jouissances les plus raffinées de l'orgueil.
Les nobles cœurs ont d'orgueilleux chagrins, et d'humbles joies.
Beaucoup font l'aumône, peu font la charité.
Ne retournez jamais vos plus belles vertus, leur envers est souvent bien pire que des vices.
La plus amère punition de nos fautes, c'est qu'elles nous mettent presque toujours dans la nécessité d'en commettre de nouvelles.
Se conformer à son malheur ce n'est pas s'y résigner : l'un est la marque d'un caractère fort, l'autre est le signe certain d'une âme faible.
La différence entre bonheur ou malheur est si petite, qu'on ne doit jamais envier ni plaindre personne.
Presque toutes les choses que nous souhaitons fortement nous arrivent un jour, alors pourquoi faut-il que ce soit précisément le jour où nous avons cessé de les souhaiter ?
Le vulgaire se croit sage parce qu'il se sent médiocre.
La sagesse est cette rare concordance, cette heureuse harmonie des facultés et des désirs que la nature, en ses jours de largesse, accorde aux hommes d'élite, et qui produit en eux une liberté d'âme parfaite.
La vie du genre humain me fait l'effet d'une symphonie, composée par un grand artiste, il est vrai, mais exécutée par des sourds.
Sachons mettre l'art dans la vie, et la vie dans l'art.
Si nous savions écouter les voix de la nature et suivre l'esprit intérieur, notre vie se composerait d'elle-même selon les lois d'une grande œuvre d'art. On n'y verrait ni contrastes heurtés, ni brusques transitions, ni déclin rapide. Avec le changement des saisons et des âges, l'harmonie première se modifierait sans s'interrompre ; elle perdrait peu à peu de sa force et de son éclat, mais elle ne serait jamais altérée : semblable à cette symphonie du maître, où les instruments se taisent un à un sans que le dessin en souffre, et de telle sorte que l'oreille charmée garde jusqu'à la fin l'illusion d'un parfait ensemble.
La suprême sagesse et la suprême vertu, c'est de se rendre libre. S'il était donné à l'homme de s'affranchir de toutes les servitudes où le retient l'ignorance ; s'il arrivait à une intelligence complète de sa nature et de sa destinée, il voudrait toujours son véritable bien et le bien d'autrui. Il deviendrait sur ce point semblable à Dieu qui, souverainement libre, ne peut pas, néanmoins, vouloir le mal. En un mot, et ce mot renferme à mes yeux toute notion de morale et de progrès, aussi bien pour les individus que pour les peuples : la parfaite liberté chez l'homme n'est autre chose que l'activité de sa raison.
La supériorité d'esprit chez une femme est un phénomène trop rare encore pour ne pas exciter la défiance du vulgaire. Il en résulte que c'est une supériorité inquiète, armée, et qui use à se défendre elle-même les forces qu'elle devrait consacrer utilement au bien de la famille et de la société.
Les femmes ne méditent guère, elles se contentent d'entrevoir les idées sous leur forme la plus flottante et la plus indécise. Rien ne s'accuse, rien ne se fixe, dans les brumes dorées de leur fantaisie. Ce ne sont qu'apparitions rapides, vagues figures, contours aussitôt effacés. On dirait qu'elles n'ont nul souci delà vérité des choses, et que leur esprit n'a commerce qu'avec ces personnages énigmatiques de la scène grecque qu'Aristophane appelle les célestes nuées, les divinités des oisifs.
Penser est pour un grand nombre de femmes un accident heureux plutôt qu'un état permanent. Elles font, dans le domaine de l'idée, plutôt des invasions brillantes que de régulières entreprises et des établissements solides.
Il est des femmes qui conservent la faculté d'aimer longtemps après avoir perdu celle de plaire ; je ne conçois guère d'état plus pitoyable. Il en est d'autres, au contraire, qui inspirent encore l'amour lorsqu'elles ne peuvent plus l'éprouver. Pour celles-ci, le déclin des ans est doux et facile. Elles restent jusqu'à la fin dans la dignité du rôle que la délicatesse de nos mœurs leur a tracé.
Lorsqu'une femme galante repousse les prétentions d'un homme, il ne voit là qu'un caprice outrageant pour lui ; il s'irrite et se venge. Quand, au contraire, une femme honnête, soit pour rester chaste, soit pour demeurer fidèle à un sentiment antérieur, refuse de céder aux sollicitations d'un amant, l'amour-propre du rebuté ne souffre pas ; il honore la cause du refus dont il se plaint ; son cœur seul est atteint, et le cœur pardonne. Il n'est pas rare de voir ces amants éconduits devenir les amis les plus dévoués de la belle insensible.
Les hommes de nos jours ont l'âme si petite, que, s'ils viennent à inspirer l'un de ces héroïques amours dont le cœur féminin n'a pas perdu le secret, et qui les sollicitent en quelque sorte à la grandeur, on les en voit embarrassés, importunés. Ils prennent à tâche de l'amoindrir, de le déprimer, de le taillera leur mesure.
Les amours, et j'entends les plus nobles, périssent très souvent par trop peu de fierté chez la femme et trop peu de délicatesse chez l'homme. L'une excède la mesure de la condescendance et ennuie ; l'autre excède la mesure des exigences et révolte. Une conscience plus juste de sa propre valeur chez la femme, un sentiment moins rude de sa supériorité chez l'homme, maintiendraient l'harmonie, et prolongeraient la durée d'un sentiment qui n'est pas aussi essentiellement mobile et éphémère qu'on affecte chez nous de le croire.
Il y a dans la faiblesse de la femme une puissance attractive que la force de l'homme subit avec étonnement, qu'il flatte et qu'il maudit tour à tour comme une tyrannie, parce qu'il en coûterait trop à son orgueil d'y reconnaître une loi providentielle. Les archives du genre humain, épopées, histoires et légendes, sont remplies de témoignages éclatants de ce charme mystérieux : Eve et Marie, Minerve et Vénus, les Muses et les Sirènes, Armide et Béatrix, Cléopâtre et Jeanne d'Arc, en sont les figures immortelles. La femme est plus voisine que l'homme de la nature. En dépit de la Genèse, je serais tenté de croire qu'elle l'a précédé dans l'ordre de la création. L'influence que la femme exerce, comme à son insu, participe des influences naturelles. Son œil a les fascinations de la mer ; sa riche chevelure est un foyer électrique ; les ondulations de son corps virginal rivalisent de grâce et de souplesse avec les courbes des fleuves et les enlacements des lianes ; et le Créateur a donné à son beau sein la forme des mondes.
J'errais un soir sous les ombrages de la villa d'Esté. Pensif, je m'arrêtai auprès d'un mausolée dont la longue inscription rappelait apparemment les honneurs, les titres, le rang et les richesses d'un personnage jadis illustre. Un lierre avait poussé, et son feuillage touffu cachait presque en entier la pompeuse épitaphe. Éternelle sagesse de la nature, pensai-je, comme tu voiles avec douceur les vanités éphémères de l'homme !
Il n'est point vrai, comme le craignent quelques-uns, que les peuples modernes s'acheminent, par la conformité des mœurs et l'égalité des conditions, vers une existence monotone. Dans la nature comme dans l'art, quand les grands contrastes cessent de s'accuser, les nuances délicates apparaissent. Entrez dans nos jardins, voyez comment, du rapprochement des espèces, naît une infinité de variétés charmantes. À mesure que les oppositions se fondent, de plus douces harmonies se combinent. La musique de Mozart, la peinture de Raphaël, n'offrent ni les tons heurtés ni l'éclat tapageur des œuvres de la barbarie.
Les rapides changements qu'ont amenés dans les conditions de temps et d'espace les découvertes de la science moderne, peuvent faire pressentir pour l'avenir une immense amélioration, non seulement dans la condition sociale de l'espèce humaine, mais encore dans la constitution physique et morale de l'individu. Lorsqu'il sera donné à l'homme de parcourir avec la rapidité de l'éclair tous les points du globe ; quand il pourra passer incessamment d'un climat à l'autre, des neiges éternelles du Septentrion aux chaleurs tropicales, respirer presque au même instant les vapeurs subtiles des hautes montagnes, les courants salins des mers et l'épaisse atmosphère des plaines intérieures ; quand il sera devenu l'hôte familier de l'air, comme il est aujourd'hui l'hôte des océans ; quand non plus seulement la table des souverains et des grands, mais la table du moins riche des citoyens sera chargée des produits divers des latitudes les plus éloignées ; peut-on douter que l'organisation si souple et si modifiable de l'homme n'arrive, par toutes ces assimilations nouvelles, à un état plus parfait ? Joignons à cela le commerce spirituel par le mutuel échange des idiomes et des littératures, la participation facile à toutes les manifestations de la pensée, chez toutes les races, et nous ne pourrons pas mettre en doute que toutes ces influences combinées doivent concourir à la formation d'un être aussi supérieur à l'homme actuel que l'habitant des grandes villes, par exemple, l'est aujourd'hui au rustre de certaines campagne.
L'homme n'arrive que par de bien lents progrès à comprendre, à aimer son semblable : le dernier sentiment auquel s'élève l'humanité, c'est l'humanité.
L'homme moderne, dont le travail ardu et la science un peu sombre cherchent, dans les entrailles du passé, les origines cachées et le secret des formations primitives, c'est le mineur persévérant qui arrache aux profondeurs du sol les métaux précieux, mais qui respire, dans une ombre malfaisante, au grand détriment de sa constitution, une multitude de gaz délétères.
Rien de plus rare, de nos jours, qu'une activité bien tempérée. L'homme moderne est inquiet ou abattu. On dirait que les horizons de la vie se sont trop étendus pour la mesure de ses vues et de ses étreintes. Mais, hélas ! ne seraient-ce point des horizons d'automne, qui ne s'étendent, en apparence, que parce que les arbres se dépouillent ?
L'homme antique ne connaissait que la vie publique et la vie de famille, le forum et le foyer. Il n'avait point inventé ce commerce frivole dont les salons sont le théâtre, et d'où la passion, la sincérité, le sérieux sont bannis par les femmes qu'on y voit régner en souveraines. Il n'aurait pas même compris ce parti pris de fadeur, de faux semblants, de galanterie équivoque, de bel esprit subtil et sans autre but que celui de faire passer les heures, si courtes pour l'homme qui saurait vivre. Il n'eût pas consenti à abdiquer ainsi chaque soir la dignité de son caractère, à rabaisser son esprit, à travestir son âme pour le divertissement des femmes coquettes.
L'homme des campagnes vit isolé ; l'homme des grandes villes, refoulé. Chacun d'eux soupire après le bien qu'il suppose être le partage de l'autre et qu'aucun d'eux ne possède : le libre et sympathique échange des idées et des sentiments avec son semblable.
Si l'homme sauvage reste trop voisin de l'animal, l'homme des civilisations raffinées s'en éloigne trop. Il a rompu avec ces traditions touchantes dont les récits symboliques plaçaient toujours un animal sacré comme témoin ou acteur muet, mais sensible, dans les grands événements de l'humanité. Ainsi, une chienne allaite Cyrus ; Romulus est nourri par une louve ; Moïse garde les brebis, et le Sauveur du monde naît dans une étable.
Plus l'esprit humain pénétrera dans les profondeurs du monde moral, plus il reconnaîtra ces différences naturelles des âmes, mieux aussi les fondements de la famille seront assurés. À la loi de rigueur qui a pesé jusqu'ici sur l'union conjugale, succédera la loi de grâce, plus puissante et plus douce tout ensemble, qui enlacera de ses souples anneaux le père, la mère, l'enfant, ces trois existences inséparables dans l'idée divine, prédestinées à se compléter l'une par l'autre, qui s'appellent et se commandent en quelque sorte dans la vie spirituelle tout aussi bien que dans la vie charnelle.
Très peu de femmes, dans l'état actuel de nos mœurs, sont capables d'amitié. Habituée au despotisme ou à l'esclavage, leur âme faible ou altière, toujours emportée au delà du juste et du vrai, ne sait point goûter le charme tempéré d'un sentiment sérieux et solide qui repose sur une égalité parfaite.
Les plus amers censeurs des grandes ambitions, ce sont les petites cupidités.